Quel est ton rapport avec l’écriture ? J’entends par écriture, le geste, l’implication physique.
Tu sais, j’ai un téléphone portable dans la poche. Quand j’ai quelque chose qui me passe par la tête et que je ne veux pas perdre le fil, je prends note sur mon téléphone. C’est simplement un carnet comme j’en avais avant. Aujourd’hui je n’ai plus de carnet, je n’ai pas de sac, je ne vais pas me bourrer les poches. Finalement, je le fais quand même avec des bouquins, des tas de trucs ! Soit je lis un bouquin et je prends des notes sur les quatrièmes de couverture ou les pages blanches qui restent de part et d’autre du récit ou bien j’utilise l’application note de mon téléphone portable tout simplement. Lorsque je suis chez moi et que je dois mettre au propre des choses, j’utilise un ordinateur. J’ai pratiqué le cahier, j’ai écrit à la main pendant très longtemps mais j’avais une telle peur de perdre ces cahiers que je devais ensuite tout retaper. C’était un double travail et une perte de temps.
J’ai toujours vu de la vie dans les mots
Tu as une formation littéraire ? Tu as passé un bac A ?
Non, je n’ai pas le bachot. Je suis allé au lycée mais je ne l’ai pas passé. Je faisais déjà de la musique, j’ai lâché l’affaire. Pour ce qui est de la littérature, je m’intéresse à la chose écrite depuis très longtemps. J’ai comme dirai l’autre un tropisme littéraire qui date de l’adolescence, vers 15, 16 ans. Mais au-delà de la littérature ce qui m’a toujours fasciné ce sont les ressources du langage : apprendre des mots, construire des phrases puis jouer avec, avec le non-sens, l’antiphrase et toutes les figures possibles du langage, jeux de mots et tous types d’amusement et d’étrangeté que l’on peut faire avec le langage. C’est quelque chose que je pense pratiquer depuis l’enfance et bien avant. Il n’y a pas de lien avec les livres. C’est essentiellement lié à l’oralité et aux trésors qu’elle suscite : le plaisir d’écouter les autres, la curiosité des langues étrangères d’un point de vue sonore, ce que cela produit comme flore, comme vie. J’ai toujours vu de la vie dans les mots. Une approche d’entomologiste qui au lieu des papillons et des insectes collectionnerait les mots, quoi ! Des mots dont parfois je ne comprenais pas le sens, d’autres qui étaient parfois complétement inventés.
Je parle en fou. D’où vient cette expression ?
J’ai lu cette expression dans un livre d’Erasme. Parler en fou, je crois que c’est aussi présent dans La Bible mais je ne sais pas à quel endroit, je n’ai jamais eu la curiosité d’aller chercher. Parler en fou, c’est parler en savant en fait. Car, entre le fou et le savant, il y a une frontière qui est très très fine. La folie cela suppose dans certains cas, de l’inflation, de la lucidité. C’est ce qui rend fou bien sûr car lorsque l’on décide de voir le monde tel qu’il est, même avec son aspect brutal, alors c’est merveilleux et effroyable aussi. Quand on est entré en contact avec le monde dans sa forme, dans son silence, dans sa neutralité alors cela projette notre condition humaine dans un endroit irrespirable. Cela créé, je pense quelque chose qui peut s’apparenter à de la folie. Parler en fou c’est parler en connaissance de cause. C’est aussi pour cela que l’on exclut des gens. Je peux citer des exemples un peu schématiques comme Galilée ou d’autres personnes qui ont été brûlées car considérées comme hérétiques car il était pratique de les considérer comme fous alors qu’ils étaient porteurs d’une parole et d’une connaissance nouvelles.


Quel serait ton livre de chevet ?
J’ai un ou deux livres que je lis depuis plus de vingt ans sans réussir à les épuiser mais je mentirai en disant que ce sont des livres de chevet car ils ne sont pas, en effet, sur ma table de chevet et que d’autre part je ne possède pas de table de chevet.
C’est une métaphore
Je sais, je sais … mais j’aime la précision. Il y a un livre qui m’a un peu résisté : Les Âmes mortes de Gogol. C’est un livre que j’entreprends de lire à nouveau régulièrement tous les trois, quatre ans toujours avec la même difficulté et en même temps une attraction indéchiffrable. C’est un livre qui m’accompagne en creux, ce n’est pas une connaissance mais plutôt un obstacle. Sinon, je pense à un livre du poète Philippe Jaccottet. Paysages avec figures absentes ou bien un de ses voisins, un recueil où Philippe Jaccottet fait une introduction à sa poésie. C’est un texte en prose qui est lui-même un grand poème où il enseigne sur son fonctionnement de poète. Comment il transforme les expériences et les événements qu’il traverse pour demeurer et laisser quelque chose en lui qui va avoir besoin d’être déposé sur une page ensuite. C’est très beau ce qu’il raconte notamment l’image dérivante. C’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Face à une situation comme un oiseau qui se pose sur une branche par exemple, au lieu d’écrire « un oiseau s’est posé sur une branche », il va y avoir toute une gamme de translation de cette image qui va produire à la fin un poème qui va avoir avec l’image originel qu’un rapport symbolique au maximum. Ça dérape, ça dérive un peu. L’image dérivante, je ne sais ce qu’il ferait d’un oiseau et d’une branche par exemple. Si c’était une corneille, il pourrait parler d’un point noir dans le paysage, un point noir cela nous fait autre chose qu’un oiseau. Puis, cette branche deviendrait une hauteur. Donc un point noir dans les hauteurs. Sur la page on se retrouverait avec une question sur la verticalité. On pourrait très bien imaginer que ce point noir dans la verticalité c’est l’absence de Dieu par exemple. C’est cette façon de tisser des scenarii. Cette idée de l’image dérivante est pour moi une grande leçon et un texte fondateur. Je me suis retrouvé dans cette approche. Cela ne veut pas dire que je la pratique mais je sais qu’elle existe. Dans ce cadre, ce serait un livre de chevet.
Mon Rock’n’Roll ça été Thiéfaine
J’imagine que ce concept d’image dérivante influence ton écriture ?
Oui, c’est clair ! Pas toujours dans les mêmes proportions car cela correspond à une époque de ma sensibilité. Je n’en suis pas au même point qu’il y a dix ans sur ce sujet. Je trouve que c’est une chose très belle qui dit comment nos expériences demeurent dans notre mémoire, comment le passé est une fabrication, quoi. Cela ne veut pas dire qu’aujourd’hui je suis un praticien de cette méthode, je peux l’être à un moment mais pas tout le temps ; cela n’a pas valeur de programme pour moi.
En ce qui concerne la musique, tu es plutôt vinyle, CD, mp3 ou bien dématérialisé ?
Dans ma pratique je suis plutôt dématérialisé. Il ne s’agit pas de mon goût mais de ma pratique. Je lis un article de presse où l’on parle d’un disque dans des termes qui m’intéressent, je prends mon téléphone et je l’achète immédiatement, car je veux l’écouter tout de suite et puis je rentre chez moi en métro en écoutant ce disque dont je viens d’entendre parler dans la presse. C’est comme cela que je fais. Je n’ai pas de platine vinyle chez moi, j’en une ailleurs mais c’est plus compliqué. J’ai des disques vinyles, j’en achète, on m’en offre aussi, j’en écoute chez les copains avec grand plaisir. D’un point de vue de la qualité du son, c’est indéniable, mais je m’accommode très bien de mes écouteurs et d’un disque acheté sur une plateforme de téléchargement. Pour ce qui m’intéresse dans la musique c’est largement satisfaisant.
Quel est le premier disque que tu ais acheté avec ton propre argent ?
Je me souviens du premier disque neuf que j’ai possédé. C’est un disque de Cure que j’avais volé dans un supermarché. C’était à Belle-île. J’étais parti en balade là-bas et j’avais volé un disque dans un magasin. C’était The Head on the Door de The Cure. J’avais possédé des disques avant mais c’étaient des occasions qui étaient passés de main en main ou que j’avais trouvé à la casse, dans des poubelles ou que mon grand-frère m’avait laissé.


Quel groupe ou artiste t’a donné envie de devenir musicien ?
Quand j’étais adolescent en Bretagne, il y avait un chanteur qui régnait en maître sur notre génération : Hubert-Felix Thiéfaine. Il était vraiment très aimé et notamment des consommateurs de haschich et de chemins de traverse, les rebelles en conflit avec la culture des parents. Moi, mon Rock’n’Roll ça été Thiéfaine. Je l’ai beaucoup écouté. Il avait un guitariste qui s’appelait Claude Mairet et son apport en tant que guitariste me séduisait beaucoup. Cela doit probablement venir de là. Je l’ai écouté quand j’avais treize, quatorze ans. Pendant plusieurs années, j’ai écouté assidûment Thiéfaine et je connais bien ses premiers albums.
Quel disque as-tu acheté pour sa pochette ?
J’en ai acheté plein pour leur pochette. Je pense à Amnesiac de Radiohead. Ce n’est jamais seulement pour la pochette. J’ai toujours une idée de ce qui peut s’y trouver quand même. C’est clair que la pochette et le soin que l’on y a apporté peuvent être une valeur ajoutée. Maintenant j’ai moins de difficulté à m’acheter un disque quand je le souhaite. Mais à l’époque je n’en achetais pas aussi facilement, alors lorsque j’en achetais un, c’était avec l’intention de l’épuiser.



Quelle chanson te met de bonne humeur le matin ?
Il y a un album de Snoop Dogg, produit par Pharrell Williams, que j’ai écouté pas mal le matin, ces derniers temps. C’est un super disque qui te met de très bonne humeur avec un chien bleu sur la pochette (nda : Bush sorti en 2015). Une bonne atmosphère ! Il survole les douleurs du monde, ça fait du bien. Heureusement qu’il y a des artistes qui sont capables de produire des albums qui sont délestés du poids du monde.
Quelle chanson te donne une envie irrépressible de te déhancher sur la piste ?
Taxi Girl … « Cherchez le garçon », ça me remue bien !
Je trouve que ton univers musical est un mélange subtil entre la mélancolie atmosphérique et cotonneuse de Spain qui serait porté par la voix chaude et grave de Stuart Staples de Tindersticks.
Je ne connais pas Spain
C’est un groupe américain fondé par Josh Haden, le fils de Charlie Haden. (nda : ne pas hésiter à s’enivrer de Blue Moods of Spain). Josh joue de la basse ; il a un chant très posé quasi suspendu où les mots se détachent et se suspendent à la mélodie. D’où ce rapprochement. Puis effectivement ta voix grave et suave qui rappelle Stuart Staples.
Je n’ai pas écouté énormément leurs disques car ils font partis des artistes dont je n’ai pas besoin d’approfondir le discours. J’ai tout de suite compris, j’ai tout de suite aimé inconditionnellement Tindersticks. Il y a une très grande constance dans la nature du son qu’ils produisent. Comme chez moi d’ailleurs. Cette constance c’est comme un coin d’océan, qu’importe où tu regardes c’est l’océan. C’est ce qui rend cette musique très profonde et magnifique. Cela va avec le timbre de la voix et comment elle se pose sur la musique, ce qu’elle dit de l’humeur de son interprète, de sa position au monde, de sa politesse, de sa considération pour les autres ; tout cela on l’entend très bien. La musique de Tindersticks est incontestable. Je n’ai pas un rapport musical mais plutôt de complicité ou de fraternité. Il y a tous les ingrédients que j’aime dedans et ce sont ceux que je mets dans la mienne. Je vais être plus curieux des choses qui sont éloignées de moi.

Justement, quelle est ta dernière découverte musicale ?
Dernièrement j’ai vu HO99O9, un groupe de Rap-Hard Core américain, au Printemps de Bourges. Un groupe remarquable. Ils sont trois, un batteur et deux chanteurs dont un qui envoie des sons avec des machines et l’autre dans un style un peu paramilitaire. Ils ont un dispositif scénique très beau et très simple. Leur show est d’une brutalité jouissive. C’était un concert génial !
Si Bertrand Belin était un accord. Quel serait-il ?
Ce serait un accord de quinte augmenté. C’est un accord qui a la particularité d’exister en trois exemplaires seulement. C’est très intéressant. C’est un accord sur lequel on peut jouer la gamme par ton (il chante les notes de la gamme). Il y a dans cette gamme par ton tout ce que la musique comprend, c’est-à-dire la capacité de créer une tension, de créer un effet un peu céleste et d’être comme suspendu au carrefour d’intention en général. J’aime beaucoup. On peut l’utiliser à la place du cinquième degré dans une grille. Il y a quelque chose dans la gamme par ton que je trouve particulièrement magique (il chante la gamme), je ne sais pas, ni gentil, ni méchant… ni triste, ni joyeux.
Tu as l’oreille absolue ?
Non je n’ai pas l’oreille absolue, j’ai une oreille relative … mais une bonne oreille (rires). Je peux te trouver un ré par exemple. Il faut que je cherche par rapport à mes repères physiques. Cela dépend des jours, si j’ai trop fumé, pour ma note la plus grave je peux descendre jusqu’au do, voire le si parfois, mais en règle générale je m’arrête à ré, ré bémol. (il chante et cherche sa note) Ca ne doit pas être loin d’un ré … (il prend son téléphone où il a une application d’accordeur et chante réééééééé) Tu vois c’est un ré.
Pas mal ! Si Bertrand Belin était un cocktail quelle en serait la recette ?
Un cocktail … je suis bien embêté. Du vin chaud ! Oui du vin chaud car je serai bu à Noël. J’aime bien l’univers de Noël : l’hiver, la neige, le vin chaud, les épices. Le vin chaud qui saoule mais le vin chaud que l’on donne quand même aux enfants car il y a des écorces d’orange dedans. Alors, quand on a dix, douze ans on a le droit de gouter le vin chaud et cela nous fait quand même un effet, quoi ! C’est convivial et une très belle tradition de bouche.
Vincent GILOT aka Le Guise
Interview accordée le 17 mai 2019
Le Pharos, Arras