Persian Rabbit

Persian Rabbit

2014



01. Sound from Beyond
02. Befor the Crowd Knows
03. Inside Hole
04. This Whole Machine
05. Sell the Light
06. Ginger
07. Made of Ice
08. Hymn

La tige de Nag Champa se consume lentement et diffuse son parfum de santal dans l’appartement. Parfait ! L’odeur d’encens créée une atmosphère calme et reposante, une invitation à la méditation et à la créativité pour commencer la rédaction de ma chronique du premier album de Persian Rabbit. Confortablement installé dans mon sofa, les pieds nus sur la table basse, je tape instinctivement sur le clavier les impressions que m’ont laissées plusieurs heures d’écoute de ce superbe album. Les lettres se posent, les mots se forment, l’espace blanc se noirci pendant que le diamant épouse en douceur le microsillon du vinyle et libère les notes. Ah, si j’avais une femme à mes côtés, je lui demanderai gentiment de me préparer une théière de Lapsang Souchong. Mais je suis seul et bien trop absorbé par l’écriture pour lever mon cul du canapé et aller dans la cuisine pour assouvir mon désir de thé au risque de perdre mon inspiration, marcher sur mon fil rouge, me prendre les pieds dans le tapis et me casser la gueule. Les nuages de la pochette, petite boules de coton, qui voilent la profondeur du ciel bleu symbolisent parfaitement l’ambiance atmosphérique de leur musique planante et éthérée. Mon regard se focalise sur le miroir et l’image qu’il renvoie de cette femme vêtue d’une burqa rose avec des oreilles de lapin. Que peut-il bien représenter, suggérer, symboliser ? Est-ce notre propre image voilée par nos contradictions, nos craintes, nos silences ?
Alors que je suis seul dans l’appartement, j’ai l’impression que l’on me parle.
- Haut les mains peau d’lapin, la maitresse en maillot de bain …Hey, Dude ! Vincent je suis là !
Je pousse la table du pied et y pose l’ordinateur. La voix semble provenir du petit miroir marocain, entouré de petits carrelages en relief qui représentent des motifs en forme de triangles, posé négligemment à l’extrémité droite de la large table. Je saisi le miroir. Aucun doute c’est bien moi. Mais c’est un autre moi. Alors que je porte une chemise à fleurs et mes lunettes rondes en écaille, mon reflet porte un perfecto et une paire de Ray Ban noire.
- Salut Vincent ! Ca roule vieux ? Tu ne rêves pas. Je suis bien toi, Le Guise ! Approche, il faut absolument que je te montre quelque chose de surprenant. Viens !
J’ai l’impression de rêver. Pourtant, mon environnement est tout ce qu’il y a de plus normal. Le disque de Persian Rabbit tourne sur la platine, le temps s’égraine, la fumée du Nag Champa s’élève en dessinant un filet sinueux et je converse avec un miroir. Tout va bien !
- Où veux-tu que j’aille ? Où veux-tu m’emmener ?
Mon double moi impassible, adossé au plus près de la surface réfléchissante comme dans l’embrasure d’une porte, m’indique de la main une direction au-delà.
- Si Monsieur veut bien me suivre, dit-il d’un ton désinvolte.
Je repose le miroir sur la table de salon. Du doigt j’effleure la surface vitrée, comme si je voulais m’assurer de sa texture comme lorsque l’on touche inutilement l’eau frémissante d’une casserole afin de vérifier qu’elle est chaude. Je tâtonne le coin de ma psyché. Parfaitement lisse et froide. Je regarde mon index et son reflet glisser ; il dessine une asymptote du bord vers le centre de la vitre qui avale mes phalanges tel un sable mouvant magnétique. Hypnotisé je suis incapable d’engager une résistance contre cette attraction qui m’attire dans un vortex sombre et silencieux où j’entame une chute interminable vers un néant abyssal.

Lorsque j’émerge de ma torpeur, je suis allongé sur un matelas de dunes qui s’étendent sur tout l’horizon et vers l’infini. Je plonge ma main dans le sable chaud et grossier, le laisse filer entre mes doigts. J’ai la sensation d’être drapé dans un ciel étoilé. Même si les éléments qui le composent sont familiers, le paysage semble surnaturel voire féérique. Derrière moi se dessine dans les roches, l’entrée d’une grotte faiblement illuminée comme si la pierre libérait l’énergie solaire accumulée durant la journée. Je me relève et fais un rapide tour d’horizon tout en frottant le sable collé sur mes vêtements. Mon double moi version Rocker s’est fait la malle, pfou, évaporé. Sans aucune raison apparente, la lueur m’attire, je me dirige vers la grotte d’où provient un son qui ne me semble pas inconnu, celui d’un harmonium. Cette mélodie ! Je reconnais « A Sound from Beyond » la chanson qui ouvre l’album de Persian Rabbit. Les mains collées aux parois rocheuses, je me laisse guider par les notes dans le dédale de boyaux sombres que j’emprunte. Au fur et à mesure de mon périple, la température devient plus fraiche, la roche plus humide, la mélodie plus nette, le son plus puissant, les notes plus claires. J’imagine que je suis près du but. D’ailleurs quel est le but de ce voyage intérieur ? Le temps n’a aucune emprise sur moi, comme je ne porte pas de montre, je ne sais même pas depuis combien de temps je navigue dans ce labyrinthe quand j’arrive enfin dans une énorme cavité où stalagmites et stalactites sont autant d’éléments de décor que des colonnes gréco-romaines soutenant une croisée d’ogives. Dans le cœur de cette crypte atypique j’aperçois des musiciens, vêtus de queue-de-pie, aux formes et visages flous.

La mélodie de l’harmonium vibre et résonne inlassablement dans cette grotte mystérieuse. Sur cette nappe, la guitare vient poser ses notes aux couleurs très orientales accompagnée par la contrebasse et la batterie. Ils préparent l’espace pour mieux accueillir un chant vibrant qui transmet une réelle émotion. Les instruments se superposent sans justement s’imposer et tomber dans un amas sonore bruyant. Ces musiciens ressemblent à d’étranges coureurs de 400 mètres, chacun reste dans son couloir, ils courent en cadence, en harmonie, sans qu’aucun ne prenne véritablement l’ascendant sur l’autre. Parfois ils savent ralentir et se taire pour mettre en valeur le chant ou un instrument. Nicolas Djavanshir, avec The White Looose Woman et Green Vaughan, nous avait habitué à un chant screamo poussé au maximum. Avec Persian Rabbit, le chant est maîtrisé et éthéré pour véhiculer un maximum d’émotion entre les mélopées, les plaintes comme sur « Inside Hole » ou les prières sur « Ginger ». Les musiciens jouent une musique, aux couleurs exotiques et orientales, qui participe à la création de cette atmosphère planante, apaisante et chaleureuse. Je suis hypnotisé par la puissance de « Sell the Light », lorsque soudain le tintamarre des cloches me réveille de ma torpeur. La crypte résonne de toute part, je sens la puissance dramatique des instruments vibrer autour de moi puis le silence se fait et laisse flotter la douce mélodie de l’harmonium. J’ai le sentiment en écoutant cette musique, que Persian Rabbit représente la fusion incandescente entre le mysticisme de Dead Can Dance et la puissance ténébreuse de Godspeed You ! Black Emperor. J’assiste en spectateur privilégié à une sorte de concert de musique de chambre où le Post-Rock s’associe aux envolées lyriques de la musique classique avec des montées en puissance, des silences. Un mariage parfait entre les bois, les cordes, les percussions, l’électricité et évidemment l’harmonium puisque c’est autour de ce guide chant que s’est créé Persian Rabbit. Il n’est pas rare que l’instrument ouvre et clôture le morceau comme sur « Sell The Light » ou « Before the crowd knows ». Je sens que le spectacle va toucher à sa fin lorsque la boite à musique égraine les notes au timbre métallique de « Hymn ». L’émotion est très perceptible sur cet instrumental joué en compagnie des musiciens de Bobik ou Sacha où justement la puissance tragique du chant féminin m’évoque Collection d’Arnell Andrea. Alors que le chant atteint son paroxysme, je suis ébloui par une lumière vive qui me fait perdre mes repères spatiaux et mon équilibre.

La chaleur éphémère des lèvres posées sur ma joue et le passage de doigts fins dans ma chevelure me font ouvrir les yeux.
- Tu te réveilles enfin ! Je t’ai préparé une tasse de thé mon lapin, dit une femme qui tourne les talons devant moi pour partir vers la cuisine.
Je suis agité par la vision fugace et floue de cette présence féminine inhabituelle. Allongé dans le sofa, je cherche de la main mes lunettes, dernière étape avant le chien guide et la canne blanche. Je crois percevoir leur forme sur la table. Sans mes lunettes le monde est flou, avec il est fou ! J’ouvre les branches et pose la monture sur mon blair tout en baillant. Je me lève et me dirige vers la cuisine d’où j’entends clairement des bruits de vaisselles. Je me demande franchement qui peut bien être cette femme.
- Bonjour Mademoiselle …
Je dois franchement avoir l’air stupide à parler tout seul. Il n’y a pas âme qui vive. Je fais le tour des pièces. Rien, nobody, personne. Je suis franchement perplexe devant cette situation plus que bizarre alors que je n’ai plus abusé de psychotropes depuis des lustres. J’entends la fin de « Hymn » qui clôture le disque de Persian Rabbit. Le bras continu sa course vers le centre du 33 tours puis automatiquement se lève. La platine s’arrête. Je regarde mon environnement d’un air sceptique et lâche un « Merde » réprobateur. Je m’assois dans le sofa, de la main je chasse des grains de sable. Je bois une gorgée de thé. Il est chaud et agréable. Je saisi le miroir et l’approche de mon visage. Sur ma joue, je remarque une trace à peine perceptible de rouge à lèvres. Biiiiiip L’ordinateur me signale que sa batterie est faible. Je lis les deux lignes de la  chronique que j’ai commencé à rédiger « Ce premier album de Persian Rabbit nous invite à un surprenant voyage musical et onirique comme si nous naviguions sur un tapis volant pour une destination mystérieuse ».
- Ah, oui !

Vincent GILOT aka Le Guise
30 Mai 2014